ANTONY AND CLEOPATRA
(William Shakespeare)
 
 

SPECTACLE ET THÉÂTRE DANS
ANTONY AND CLEOPATRA



     Les nombreuses références au théâtre et au spectacle dans Antony and Cleopatra nous incitent à examiner de plus près quelques moments de la pièce sous son aspect spectaculaire et théâtral. D'une part la pièce propose des spectacles sur scène, d'autre part elle se sert du langage pour en évoquer d'autres. Mais au-delà de ces aspects visibles et audibles, nous pouvons aussi retrouver une ossature théâtrale, comme le squelette vivant hérité de la tradition du théâtre Tudor et que Shakespeare recouvre d'une chair, de muscles et d'une peau nouvelle.

     Nous étudierons tout d'abord quelques scènes spectaculaires en montrant comment elles sont construites et à partir de quels éléments. Nous verrons ensuite les visions spectaculaires évoquées par le langage, à travers leur construction et leur déconstruction. Pour terminer nous examinerons ce squelette vivant, trace indélébile de l'héritage théâtral.

*

      La scène du banquet sur le bateau de Pompey se situe assez proche du centre de la pièce. Elle répond à une attente du spectateur dans la mesure où le texte déborde d'allusions aux beuveries et aux orgies de toutes sortes auxquelles s'adonne Antoine. D'une certaine façon Shakespeare aiguise en nous l'appétit du voyeur, mais se garde bien de combler cet appétit. En effet, contre toute attente, ce n'est pas en Égypte que se déroule le banquet qui, du coup, nous est signifié comme une pâle imitation des fêtes d'Alexandrie.

         Pompey : This is not yet an Alexandrian feast.
         Antony : It ripens towards it.
                                                        (II, vii, 89-90)

    De cette façon le banquet romain participe de l'hyperbole égyptienne. Car ce que nous voyons ici ne peut bien sûr combler notre attente: il s'agit d'une bande de soûlards dans une parodie de rite bachique. Avec environ 25 références au vin et aux coupes se dessine un univers brutal  entièrement masculin, et ce qui manque ici c'est la femme, la sensualité, la volupté, tout ce que représentent Cléopâtre et l'Égypte. Très curieusement la scène nous donne l'impression d'un rite prénuptial, entre hommes (une sorte de "male bonding" et de "stag night"), ce qui peut se comprendre dans la mesure où le banquet célèbre aussi la réconciliation et donc le mariage à venir entre Octavie et Antoine. Mais la figure féminine manquante n'est pas Octavie; elle est, au contraire, signifiée à travers les allusions à l'Égypte.
     De plus, la sexualité est ici remplacée par l'intrigue politique, lorsque Menas propose à Pompey de saisir l'occasion et de se débarrasser de tous ces ennemis en même temps. Mais cette intrigue finira noyée dans le vin. En effet, à travers la réponse de Pompey d'une part ("Desist and drink" l.76) et l'homonymie "vessel" (="ship") et "vessel" (=cup"), c'est Antony lui-même qui relance la beuverie:

Menas : These three world-sharers, these competitors,
     Are in thy vessel. Let me cut the cable,
     And when we are put off, fall to their throats.
     All there is thine.
(ll. 65-69
                        (...)
 Antony : Strike the vessels, ho !
      (l.90)
    Techniquement le banquet est bien une bacchanale, puisqu'en effet les participants joignent leurs voix avinées au chant dédié à Bacchus, mais le terme "Egyptian Bacchanals" résonne comme un oxymore, où Bacchus à définitivement remplacé Dionysos; car on nous propose ici un anti-spectacle qui, par contraste, idéalise la vision (jamais dévoilée, jamais montrée sur scène) d'un banquet alexandrin.
     On assiste ainsi à une constante oscillation entre ce qui est montré - la plupart du temps un spectacle avilissant - et ce qui ne l'est pas et qui n'apparaît que dans le langage, sous forme idéalisé mais aussi "théâtralisé".
     La scène du messager annonçant le mariage d'Antoine et d'Octavie présente la même oscillation entre le sérieux que les termes choisis et les images suggèrent, et le spectacle désolant, spectacle de farce mettant en scène la colère. Les indications scéniques nous montre clairement le jeu de scène grotesque: "Strikes him", "She hales him up and down", "Draw a knife" (II, v, 62-74). En même temps, les paroles prononcées par Cléopâtre (menaçant le messager de châtiments qui ne seront pas exécutés) rappellent le martyre des saints:

       Hence,
  Horrible villain, or I'll spurn thine eyes
  Like balls before me ! I'll unhair thy head !
  Thou shall be whipped with wire, and stewed in brine,
  Smarting in ling'ring pickle!.
(II, v, 64-67)
    En effet, les recueils d'hagiographies, tels que La Légende dorée de Jacques de Voragine, fourmillent de ce genres de détails sur le martyre des saints. Nous verrons aussi comment cette scène participe de l'héritage dramatique à travers, en particulier, le personnage d'Hérode dans  Herod and the Magi du cycle de mystères de York.
    Nous retrouvons cette oscillation entre le spectaculaire dérisoire et le sérieux ou le somptueux qu'il cache, dans la mise en scène des deux suicides.
    La scène du suicide d'Antoine rappelle, bien évidement, celle du suicide de Brutus dans Julius Ceasar (V, v). Brutus demande d'abord à Clitus, puis à Dardanius, puis à Volumnius de l'aider à mourir. Tous les trois refusent l'un après l'autre. C'est finalement Strato qui tiendra l'épée sur laquelle Brutus se jette. La scène est brève (51 vers du début à la mort de Brutus), le suicide lui-même exécuté avec une extrême promptitude. Tout y est: la fidélité, l'amour des compagnons, les adieux, même le mot de la fin:
    ... Ceasar, now be still
  I killed not thee with half so good a will.
(JC, V, v, 50-51, éd. Arden)
    On retrouve les mêmes éléments dans la scène du suicide d'Antoine mais ils sont dispersés et apparaissent à divers moments. Dans son discours d'adieu Brutus évoquait Octave et Antoine; ici Antoine évoque Didon et Énée (A&C, IV, xiv, 53), mais on retrouve aussi l'idée de la victoire sur Octave, point commun des deux moments :

 Brutus: I shall have glory by this losing day
   More than Octavius and Mark Antony
   By this vile conquest shall attain unto.
(JC, V, v, 36-38, éd. Arden)
 Antony: Thou strik'st me not, 'tis Ceasar thou defeat'st.
(A&C, IV, xiv, 68)
    Le refus d'Éros est bien plus spectaculaire que celui des soldats de Brutus puisqu'il s'exprime par son propre suicide sur scène. Du reste, le contraste entre le suicide d'Éros et celui d'Antoine est à la fois poignant et pathétique. Le refus des gardes d'achever Antoine qui vient de "se rater", reste ambigu. Il était clair, dans le cas de Brutus, que c'est par amour pour lui que ses soldats refusent de l'aider, et c'est à l'honneur et au devoir que Brutus en appelle lorsqu'il s'adresse à Strato:

 Brutus:  I prithee, Strato, stay thou by thy lord.
   Thou art a fellow of a good respect;
   Thy life hath had some smatch of honour in it.
(JC, V, v, 44-46, éd. Arden)
    Antoine, lui, fait appel à l'amour:

 Antony: Let him that love me strike me dead.
(A&C, IV, xiv, 111)
    Les réponses :

 1 Guard: Not I.
 2 Guard: Nor I.
 3 Guard: Nor anyone
    (A&C, IV, xiv, 112-114)
peuvent tout aussi bien se référer au verbe "love" qu'au verbe "strike".
    Le personnage de Dercetus est le double noir de Strato. En effet, dans la scène 1 de l'acte V, Dercetus reprend le sens même du discours de Strato:

 Messala: ...  Strato, where's thy master ?
 Srato: Free from the bondage you are in, Messala.
   The conquerors can but make a fire of him;
   For Brutus only overcame himself,
   And no man else hath honour by his death.
(JC, V, v, 53-57, éd. Arden)
    À la demande d'Octave qui reconnaît en lui un homme d'honneur, Strato se met à son service. On retrouve un écho du discours de Strato chez Dercetus (A&C, V, i, 19-24), mais ici c'est Dercetus qui offre ses services à Octave.
     La mort d'Antoine, au contraire de celle de Brutus, s'éternise. La montée au Monument comporte la même oscillation entre le sérieux métaphorique qu'elle représente et l'élément quasi comique: l'action elle-même est, sur scène, un moment où la tension se relâche, les femmes s'épuisent à faire monter le corps et Antoine, à son habitude réclame du vin (IV, xv, 44).
 Mais derrière cet aspect comique et pathétique, se profile le crépuscule des dieux. Ni Mars, ni Vénus, pas plus que Junon, Mercure ou Jupiter n'interviennent dans ce drame purement humain, dans ce drame de la faiblesse humaine. Le choix des termes, comme toujours n'est pas innocent et "sport" résonne de façon bien ironique:

 Cleopatra: Here's sport indeed! How heavy weighs my lord!
   Our strength is all gone into heaviness,
   That makes the weight. Had I Juno's power,
   The strong-winged Mercury should fetch thee up
   And set thee by Jove's side. Yet come a little;
   Wishers were ever fools.
(IV, xv, 33-38)
    Qu'attendre alors du suicide de Cléopâtre ? Il s'agit clairement d'une mise en scène théâtrale ("After the high Roman fashion") pour justement échapper au théâtre: celui du triomphe d'Octave (V, ii, 214-219). Mais, bien sûr, Cléopâtre, dans cette mise en abyme vertigineuse, ne peut échapper au théâtre. Elle ne peut que s'en donner, et nous en donner, l'illusion.

**

    Face à ces spectacles manqués, le langage se charge de créer l'illusion d'un spectacle parfait. Mais là encore le texte oscille. Ainsi, pour contrebalancer l'image humaine d'une Cléopâtre capricieuse, jalouse, coléreuse, insouciante dans son "infinite variety", Enobarbus nous propose une vision qui se voudrait de rêve, nourrissant l'imagination du spectateur avec des métaphores et des comparaisons hyperboliques, mais aussi en se gardant bien, justement, de décrire Cléopâtre:

 Enobarbus: ...  For her own person,
   It beggared all description.
(II, ii, 207-208)
    On s'approche d'elle, on décrit ce qui l'entoure, on la compare à Venus, ou plus exactement à un tableau de Vénus, et c'est dire à quel point on insiste sur la fabrication de la vision:

  O'erpicturing that Venus where we see
  The fancy outwork nature.
(II, ii, 210-211)
    D'ailleurs, à partir de ce moment-là les comparaisons ("like", "seem") prennent le pas sur les métaphores, et nous entrons, en quelque sorte, dans les coulisses du spectacle dont on nous détaille la machinerie. Le discours d'Enobarbus finit par rejoindre la Cléopâtre que nous connaissons pour l'avoir vue à l'oeuvre sur scène, mais aussi celle du discours romain, et déclenche une appréciation de la part d'Agrippa qui nous en rappelle la teneur:

 Agrippa: Rare Egytian ! (l.227)
(...)
   Royal wench !
   She made great Ceasar lay his sword to bed;
   He ploughed her, and she cropped.
(ll.236-238)
    Les qualificatifs coutumiers se succèdent : "vilest things" (l.248), "riggish" (l.250). L'abondance des termes négatifs s'opposant aux qualités d'Octavie ("beauty" - "wisdom" - "modesty", l.251) ne peut rétablir l'équilibre. L'oscillation est bien exprimée dans l'oxymore "defect perfection" (l.242).
    On pourrait, de la même façon, analyser d'autres spectacles construits comme vision par le langage. Par exemple le triomphe de César dont ont parle beaucoup à différents endroits, et dont Cléopâtre nous donne sa version, fortement théâtralisée, mais faisant apparaître les deux aspects contradictoires: le point de vue  du vainqueur: il s'agit d'un triomphe; celui du vaincu: il s'agit presque d'un martyre. En effet, pour paraphraser l'Évangile, on pourrait dire "César, où est ta victoire ?" (voir Corinthian, XV, 55: "O death where is thy sting? O grave where is thy victory?"), une citation qui s'applique bien aussi à la fin des amants.
    Antoine non plus n'est pas vraiment décrit. Dans la vision de Cléopâtre, après sa mort, C'est le Colosse de Rhodes, mais aussi, plus que Mars à présent, quasiment Jupiter ("He was as rattling thunder" - V, ii, 85), dans une série de comparaisons et d'hyperboles qui le confondent avec le cosmos par des images de fusion (en continuité et cohérence avec le réseau d'image qui informe le texte tout entier), les sphères, la nature (les saisons), et les éléments. Dans cette création, toujours sous le signe de la comparaison, Cléopâtre rejoint un thème fondamental qui relie l'imagination et la nature ("fancy and nature") ou, en des termes plus littéraires, fiction et réalité. Car ce qu'elle présente, tout comme le fait Enobarbus à son sujet, c'est une idée, au sens platonicien du terme, et donc l'essence même de l'être qui dépasse à la fois la fiction-imagination et la réalité-nature; du coup il ne peut être soumis au jugement. On trouve des traces de ce thème à d'autres moments de la pièce, par exemple I, i, 59-61, ou encore IV, ii, 17-19.
    Mais nous sommes au théâtre, et les corps font écran entre cette construction du langage et la réalité concrète, bien matérielle des hommes.

***

    Nous sommes au théâtre, en effet, et le texte se charge de sans cesse nous le rappeler. Mais au-delà des effets de surface, l'ossature même de la pièce est construite à partir d'éléments, de références à l'art théâtral et à sa tradition. Pour plus de facilité nous reprendrons ici deux exemples déjà cités, l'un dans le cadre du spectacle montré, l'autre dans celui du spectacle construit par le langage.
    La scène du messager de Cléopâtre nous semble s'inscrire dans la ligne des scènes de tyrans héritées d'une part de Sénèque, d'autre part d'une pièce célèbre parmi les mystères, Herod and the Magi du cycle de York. Mis à part les effets scéniques de la colère d'Hérode, effets bien connus de "ranting and raving", mentionnés par Shakespeare dans Hamlet sous la forme désormais canonique de "to out-Herod Herod" (Hamlet, III, ii, 13), la pièce Herod and the Magi comporte un bref échange avec un messager:

 Messenger: My lord Sir Herod, king with crown!
 Herod:  Piece, dastard, in the devil's despite.
 Messenger: My lord, new note is near this town.
 Herod:  What, false harlot, list thee flite?
   Go beat yon boy and ding him down.
 2 Soldier: Lord, messengers should no man wite,
   It may be for your own renown
 Herod:  That would I hear, do tell on tite.
    Le personnage de Cléopâtre est donc aussi construit sur un type; même si, en lui-même ce n'est pas un type, son squelette vivant, mouvant à travers les âges est "habillé", "fleshed out" par Shakespeare.     
    La vision de Cléopâtre dans sa barge fait référence à une autre forme de spectacle: les pageants, depuis celle présentée au mariage du Prince Arthur avec Catherine d'Aragon en 1501, dont le récit conservé mentionne des "mermaids" flanquant un char et à l'intérieur desquelles des enfants de la Chapelle Royale chantaient, jusqu'aux fêtes aquatiques de Kenilworth en 1575, ou encore celles qui célébraient l'accession au trône de la reine Élisabeth I.
    La vision n'est donc pas si irréelle que cela; bien sûr, le public de Antony and Cleopatra ne connaissait ces fêtes que par ouï-dire, ou, dans le meilleurs des cas par les descriptions imprimées et diffusées. Les romains qui écoutent Enobarbus se trouvent dans la même position que le public qui n'avait pas accès à ces fêtes; cependant, tout comme ces romains pouvaient assister à un triomphe (et même y participer), le public élisabéthain était familier des pageants civiles qui traversaient la ville et en ornaient certains points particuliers. Il semble significatif que la vision de Cléopâtre soit présentée comme une de ces processions publiques.
    La scène 4 de l'acte I s'inscrit dans le droit fil du théâtre moral Tudor. Il s'agit de la première apparition de César sur scène. D'emblée César place la scène sous l'égide du Jugement moral tel qu'il s'inscrit dans le théâtre Tudor. La mention de "natural vice", où "vice" signifie "inclination", nous paraît révélatrice. Inclination est le Vice d'une pièce de 1567, The Trial of Treasure, mais il apparaît aussi dans la pièce Sir Thomas More à l'écriture de laquelle, nous le savons, Shakespeare a participé. Ce n'est du reste pas la première fois que nous trouvons une allusion comme ici, et même une référence directe au Vice des pièces morales Tudor: Richard III (Iniquity, le Vice de Nice Wanton, 1550), 1Henry IV (Iniquity), Twelfth Night. Dans la scène 4 de l'acte I, César joue le jeu des vertus telles que Diligence (Wit and Science, John Redford, 1539), ou encore Charity (Youth, anon. 1520), Mercy (Mankind, c.1485), Studious Desire (The Nature of the Four Elements, John Rastell, 1517). Son adresse à Antoine (in abstentia) rappelle un passé glorieux d'avant la chute du protagoniste. Certains des arguments de César sont bien dans le droit fil de ceux des vertus, en particulier dans les interludes dont les protagonistes subissent une forme d'éducation. Notons par exemple:
 Ceasar: As we rate boys who, being mature in knowledge,
  Pawn their experience to their present pleasure
  And so rebel to judgement.
(I, iv, 31-33)
    La chute d'Antoine dans la luxure et la boisson rappelle celle des protagonistes des interludes moraux, avec souvent l'apparition du personnage Idleness; ici Antoine lui-même mentionne ce vice tout particulier, offrant ainsi un lien direct avec ses modèles du théâtre Tudor:
  Ten thousand harms more than the ills I know
  My idleness doth hatch.
(I, ii, 126-127)
    Au cours de la scène de séparation avec Cléopâtre, Antoine prononce "idleness" deux fois et le terme est repris par Cléopâtre (I, iii, 92-96). César enfin le prononce dans cette scène 4 de l'acte I (l.78). Si César joue la vertu morale, il est aussi le Vice manipulateur et son discours cache sa volonté de ne pas voir Antoine se réformer.

    Spectacle montré, spectacle suggéré, ou fondé sur des traditions spectaculaires éprouvées, Antony and Cleopatra est un spectacle toujours en mouvement qui se construit et se déconstruit sans cesse au fil de l 'action et de ses discours.

Francis Guinle
Université Lumière-Lyon2 (2000-2001)

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